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Et si on parlait du Docteur Knock ?


Scène de l’acte I de Knock ou le Triomphe de la médecine : le chauffeur Jean, le couple Parpalaid et, à droite, Knock, interprété par Louis Jouvet (1950).
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Le docteur Knock est un médecin français…

Il est connu pour avoir exercé la médecine dans le canton de Saint-Maurice (France). Il a été bachelier ès lettres puis a abandonné ses études des langues romanes pour se consacrer à la vente de cravates aux Dames de France à Marseille. Par la suite, il servira comme médecin (sans doctorat) sur un bateau où il aura à sa charge 35 malades à tour de rôle (l’équipage et sept passagers). Ses connaissances médicales proviennent de plusieurs sources : les annonces médicales et pharmaceutiques des journaux et les modes d’emplois des médicaments et sirops qu’achetaient ses parents. Le docteur Knock refuse de voir des personnes mourir. En tant que médecin, il a des principes. Il est partisan d’une diminution de la mortalité. Il passera sa thèse de médecine à ses quarante ans. Son manuscrit de thèse de 32 pages in-octavo est titré : Sur les prétendus états de santé avec pour épigraphe une phrase qu’il a attribué à Claude Bernard : “les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent.”

Vous l’aurez compris ce docteur Knock est un charlatan et un personnage fictif créé en 1923 par Jules Romain dans sa pièce de théâtre : Knock ou le triomphe de la médecine. Dans cette pièce à l’humour grinçant on fait la connaissance de cet étrange Dr Knock qui s’emploie à rendre malade tout un canton grâce à une arme imparable : la médecine moderne. La mécanique est bien huilée : un air sérieux, une auscultation de qualité, quelques mots incompréhensibles pour le commun des mortels, une ordonnance bien fournie et voilà que tout le monde passe de la santé à la maladie.

La médecine est ici devenue une religion, les malades confessent leur foi dans la médecine dont il faut d’ailleurs être croyant et l’ensemble de l’humanité doit faire l’objet d’un prosélytisme éhonté.

Knock. – “Tomber malade”, vieille notion qui ne tient plus devant les données de la science actuelle. La santé n’est qu’un mot, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à rayer de notre vocabulaire. Pour ma part, je ne connais que des gens plus ou moins atteints de maladies plus ou moins nombreuses à évolution plus ou moins rapide. Naturellement, si vous allez leur dire qu’ils se portent bien, ils ne demandent qu’à vous croire. Mais vous les trompez. Votre seule excuse, c’est que vous ayez déjà trop de malades à soigner pour en prendre de nouveaux.

La critique de Jules Romain (alias de Louis Farigoule) est pertinente. Il faut savoir que Jules Romain n’est pas ignorant de la médecine, il a étudié la physiologie à l’école normale supérieure. Il doit donc être particulièrement conscient des progrès et des dérives de la médecine du début du XXe siècle qui avance à toute allure propulsée par la démarche scientifique initié par des célébrités comme Claude Bernard. **Spoil** Dans la pièce, il existe une friction entre le Dr Knock et le Dr Parpalaid. En effet, le second est plus tenant d’une pratique plus ancienne qui rassure les patients, qui leur propose des tisanes et un peu de repos pour se remettre de leurs maux et qui ne prescrit que peu de médicaments. Le Dr Knock quand à  lui est le tenant d’une médecine nouvelle et conquérante. Il proposera des traitements au radium et des médicaments, il est partisan d’un suivi lourd et de traitements longs et invasifs. Pour couronner l’humour noir de la pièce, celle-ci se termine effectivement par le triomphe de la médecine et de Knock lorsque celui-ci arrive à convaincre le Dr Parpalaid qu’il est peut-être lui aussi malade. **Spoil**

Je tiens à noter en passant qu’il existe également un parallèle entre le Dr Knock et le film Nosferatu de 1922. Allez voir la page Wikipédia pour plus d’informations.

Qu’est ce que cette pièce de théâtre dit de notre médecine actuelle ?

Premièrement, elle critique vivement les charlatans qui font de la médecine une excuse pour asservir des personnes. Il est bon de rappeler qu’agir comme le Dr Knock est interdit. Le charlatanisme expose à des sanctions que ce soit pour exercice illégal de la médecine (lorsque l’on n’est pas médecin) ou charlatanisme. Le risque est alors, pour un médecin, d’avoir des sanctions pénales et de risquer une radiation de l’ordre.

Deuxièmement, il y a une critique qui peut s’approcher via le livre la médecine sans le corps de Didier Sicard. Dans cet ouvrage, il est fait la critique de l’usage massif de tests prédictifs ou diagnostic sans qu’il ne soit bien établi si les normes qui sont violées sont bien le signe d’une pathologie présente ou future. Ainsi l’excès de l’usage de ces tests peuvent mener à effectivement “rendre malade” des personnes qui se considèrent bien portantes. Il y a ici un parallèle fort avec le normal et le pathologique de Canguilhem dont les questions ont déjà été abordées ici et ici. La question de la santé est effectivement épineuse. Que devons-nous considérer en priorité ? Les examens objectifs qui peuvent révéler des affections même à des personnes asymptomatiques ou le ressenti de la personne qui peut se sentir ou ne pas se sentir en bonne santé quelles que soient ses pathologies objectives.

La pièce Knock ou le triomphe de la médecine est bien un indispensable pour tous. Reste à savoir s’il faut en rire ou en pleurer !

 

Sources :

  • Knock ou le triomphe de la médecine, Jules Romain, Gallimard, 1924.
  • La médecine sans le corps : une nouvelle réflexion éthique, Didier Sicard, Plon, 2002.
  • Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, PUF, 1966.

Et si on parlait de Georges Canguilhem ?

Georges Canguilhem

Georges Canguilhem
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Georges Canguilhem était un philosophe et un médecin français qui a traversé la seconde guerre mondiale en portant une réflexion poussée sur la notion du normal et du pathologique.

N’étant pas moi même ni historien ni philosophe, je n’aurais pas l’outrecuidance d’affirmer pouvoir vous donner une vision claire de l’oeuvre de Canguilhem. Cependant, je peux vous faire percevoir en quoi ses réflexions m’ont traversées pour éclairer ma réflexion.

Commençons par les données factuelles. Georges Canguilhem est né en 1904 et est agrégé de philosophie en 1927. Il sera l’un des élève du philosophe Alain. Tout en enseignant la philosophie, il commence des études de médecine. La seconde guerre mondiale approchant à grands pas et ses études de médecine se terminant, il va s’impliquer dans beaucoup d’action différentes. Il va notamment devenir résistant sous le pseudonyme de Lafont et aménagera un hôpital de campagne à Maurines. Il participera également à une bataille dans le cantal en 1944. Quant à sa thèse de médecine, il la soutiendra en 1943. Son travail de doctorat se nomme “Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique” et restera son ouvrage majeur publié sous le titre “Le normal et le pathologique“. Par la suite, Canguilhem aura une vie universitaire bien chargée : professeur à la Sorbonne et directeur de l’Institut d’histoire des sciences… Il n’exerçât pour ainsi dire jamais la médecine. Le philosophe et médecin s’éteindra en 1995 à Marly-le-Roi et laissera derrière lui de nombreuses réflexions et plusieurs “élèves” dont notamment Foucault.

Il est intéressant de réfléchir en quoi la pensée de Canguilhem a pu marquer la médecine qui est souvent bien loin de s’intéresser à la philosophie. Une première réponse vient du fait qu’en tant que médecin, Canguilhem sait parler le langage médical et sa thèse sur le normal et le pathologique est aisément compréhensible pour toute personne ayant une culture médicale. De plus, les mots de ce textes résonnent dans l’esprit d’un soignant et nous poussent à changer notre façon de concevoir des notions que nous pensions jusque là parfaitement maîtriser comme la santé, la pathologie ou l’anormal.

Lorsque que je questionnais dans mon article sur la normalité, la question du handicap. Je pensais déjà à l’oeuvre de Canguilhem et à ce que cela m’apportait. Premièrement, le philosophe nous propose de repenser notre idée de la médecine. Il refuse une médecine qui ne serait que scientifique et la perçoit plutôt comme “une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences“. Il s’oppose notamment au courant de pensée portée par la physiologie, alors en pleine expansion, en rappelant que pour lui la pathologie n’est pas qu’une modification quantitative de l’état normal. Par exemple : le taux de glucose dans le sang (“sucre”) est en général autour de 1 gramme par litre en condition normale et chez un sujet sain. Pour les physiologistes, la pathologie survient lorsque le glucose est largement supérieur ou inférieur à cette norme ainsi la pathologie n’est qu’un ensemble de variation sur tout un ensemble de normes portés par le corps humain (et en ce qui concerne les examens biologiques, faites une “prise de sang de contrôle” et vous verrez une petite partie de toutes les normes que nous avons fixé par la science). Cependant, notre médecin n’est pas d’accord avec cette allégation. En effet, à partir de plusieurs recherches, il s’est aperçu qu’en fonction des ethnies, par exemple, les “normes” ne sont plus les mêmes. Par exemple, une population plus défavorisée pourrait, sans trouble aucun, vivre avec une glycémie très basse qui, sur un occidental, causerait une perte de connaissance ou des troubles majeurs.

Canguilhem commence ainsi à tranquillement casser l’idée des normes. Il ira même jusqu’à avancer : “En matière de normes biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer” (Le  normal et le pathologique). Cette vision remet énormément en cause la médecine actuelle qui se développe sur la preuve (evidence-based medicine). La justification de cette idée se base sur un contre-argument. En effet, la médecine des années 40, mettaient en cause la clinique et le fait que les patients se plaignaient de douleurs ou de maux à un endroit et que la cause réelle n’était pas toujours à l’endroit décrit. Sauf que Canguilhem rappelle, avec une logique imparable, que si la maladie et la médecine existent c’est uniquement parce que des gens se reconnaissent malade. La médecine ne peut donc se retirer de l’individu et s’occuper uniquement de statistiques et d’organes. De même, la notion de santé, si difficile à définir, est, pour Canguilhem, tout simplement liée à la subjectivité de la personne qui se dit malade. En effet, une personne en bonne santé ne se dit pas qu’il est en bonne santé sauf s’il pense qu’il peut devenir malade. De même, la santé est souvent définie par son absence quand elle a été perdue par un Homme souffrant.

 

Il y aurait sans doute encore des milliers de choses à dire sur Canguilhem et son oeuvre mais je vas vous laisser avec une simple phrase en vous enjoignant ardemment à lire Le normal et le pathologique : “La frontière entre le normal et le pathologique est imprécise pour des individus multiples considérés simultanément, mais elle est parfaitement précise pour un seul et même individu considéré successivement“.

Bibliographie

    • Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem, édition PUF, 2015
    • Georges Canguilhem, Dominique Lecourt, Que sais-je, édition PUF, 2016